Portrait de Christine Bodemer réalisé par les journalistes, Sandrine Cabut et Pascale Santi et publié dans le journal Le Monde le 20 septembre 2025.
Christine Bodemer, les maladies rares de l’enfant dans la peau
Spécialiste des pathologies cutanées pédiatriques, la médecin a tissé un réseau européen pour améliorer leur prise en charge, toujours avec la même priorité : le bien-être de ses jeunes patients.
« Est-ce qu’il y a des choses dont tu veux nous parler, que je ne peux pas voir avec mes yeux mais qui sont à l’intérieur de toi ? » Avec douceur, Christine Bodemer s’adresse à Anna (son prénom a été changé). La fillette d’une dizaine d’années souffre d’une forme d’ichtyose, une maladie rare qui se caractérise dans son cas par une peau extrêmement sèche, plus ou moins inflammatoire, avec parfois des fissures et des bulles douloureuses, voire très douloureuses. « Il n’existe pas aujourd’hui de traitements pour te guérir. Mais si la peau te fait mal, il faut vraiment nous le dire, le but est d’améliorer ton quotidien », insiste la cheffe du service de dermatologie pédiatrique de l’hôpital parisien Necker (AP-HP), un centre national de référence sur les maladies génétiques de la peau (Magec Necker). Améliorer le quotidien de ses petits patients : une boussole que cette spécialiste internationalement reconnue n’a jamais perdue de vue depuis ses débuts, et qui passe beaucoup par l’écoute et le dialogue. « Il faut prendre le temps nécessaire. Si je dois passer une heure et demie avec un patient, je le fais », dit-elle dans un sourire. Ce jour-là, en plus de sept heures de consultation, elle a reçu seulement 13 enfants. Une disponibilité et une humanité précieuses pour ces familles dont certaines viennent de loin, et même de l’étranger, pour solliciter son expertise
« Ça a été la grande claque »
Maladies génétiques, comme l’ichtyose, l’épidermolyse bulleuse ou le syndrome de Netherton, ou auto-immunes et inflammatoires, telles la dermatomyosite juvénile et les sclérodermies de l’enfant… Parmi plus de 400 maladies cutanées rares recensées, la moitié se déclarent dans l’enfance, parfois dès la naissance. Elles peuvent profondément altérer l’apparence. « C’est généralement un tsunami, pour les parents et aussi pour les soignants, qui ne connaissent pas forcément », témoigne Christine Bodemer, intarissable sur notre enveloppe corporelle et ses maux.
« La peau est rarement vue comme un organe, explique-t-elle. C’est pourtant le premier organe sensoriel, et le plus exposé au regard de l’autre. » De surcroît, les maladies rares cutanées ne sont pas que superficielles. « La peau, c’est la partie émergée de l’iceberg, et la porte d’entrée dans les soins. Mais il s’agit souvent de maladies systémiques, qui atteignent d’autres organes », poursuit-elle.
Sa vocation est née pendant son internat de dermatologie, dans les années 1980, raconte la médecin, dans son bureau où trônent des dizaines de photos de ses patients. A Necker, dans le service alors dirigé par Yves de Prost, elle suit une petite fille de 5 ans atteinte d’une épidermolyse bulleuse sévère qui engendre des plaies très douloureuses. « Je lui expliquais consciencieusement que la biopsie que je devais lui faire était nécessaire pour la recherche ; qu’elle aiderait à trouver des traitements plus efficaces, mais qui ne seraient disponibles que dans de nombreuses années, se souvient la professeure Bodemer. Elle m’a stoppée et m’a dit : » Mais qu’est-ce que tu fais pour moi aujourd’hui ? » Ça a été la grande claque. »
Cette même enfant lui a fichu une autre claque, un jour où elle lui donnait son bain avec l’infirmière Isabelle Corset. « Ses pansements partaient petit à petit et elle hurlait, malgré la morphine, raconte la dermatologue. Soudain, une serviette que j’avais sur l’épaule est tombée dans l’eau. Je l’ai étendue au-dessus de la baignoire, et l’enfant s’est calmée d’un coup. Elle était apaisée parce qu’elle ne voyait plus l’apparence de ses jambes d’écorchée vive. » Un constat que le duo n’a pas manqué de prendre en compte dans sa pratique. Trente ans plus tard, les deux soignantes travaillent toujours ensemble, l’oreille tendue vers leurs malades. « Avec Christine Bodemer, on est toujours sur le qui-vive pour trouver des alternatives qui rendent les soins moins douloureux », assure Isabelle Corset.
Une créatrice de réseaux
Au quotidien, la dermatologue partage son temps entre la clinique, la recherche et l’enseignement. Elle est coautrice de plus de 500 articles scientifiques portant sur des traitements innovants, la caractérisation d’anomalies génétiques ou biologiques… En quelques décennies, elle a vu sa spécialité se transformer. « Pour les maladies auto-immunes, on dispose aujourd’hui de biothérapies – anticorps monoclonaux – et de petites molécules ciblées qui entraînent des rémissions complètes. Leur instauration précoce pourrait même guérir, se réjouit-elle. Longtemps, on n’avait guère que les corticoïdes. Ils restent le traitement anti-inflammatoire le plus puissant pour éteindre un incendie, mais on ne peut pas les laisser longtemps par voie générale. »
Sa deuxième boussole est la structuration de la recherche et de la prise en charge de ces maladies rares, à travers la constitution de réseaux de professionnels, l’organisation de congrès… Au début des années 2000, jeune professeure, elle intègre la Fondation René Touraine, consacrée aux maladies dermatologiques et qui veut développer des actions sur les pathologies rares.
A l’époque, il y a déjà un réseau méditerranéen, et elle se déplace avec une petite équipe (infirmière, psychologue…) dans des pays africains où il y a des malades mais moins de structuration qu’en France. « Même sans financements, on a commencé à créer de belles choses, ne serait-ce que des associations de patients, un début d’organisation des prises en charge… », explique-t-elle. Alors que la France adopte son premier plan Maladies rares (2005-2008), Christine Bodemer s’investit pour que le service de Necker soit labellisé centre de référence pour ces maladies à début pédiatrique. Puis elle organise une filière nationale, Fimarad, à partir de 2012. Elle la coordonnera jusqu’en 2024.
Elle s’attelle ensuite à tisser un réseau européen. Pour fignoler le dossier d’un appel d’offres de la Commission européenne, elle passe une semaine à travailler « nuit et jour » avec Marie Guillou, cheffe de projet à la Fondation Touraine. Labellisé en 2017, ce réseau appelé ERN-Skin relie désormais 56 centres experts, répartis dans 20 pays, et 15 associations de patients. Afin de se faciliter la tâche, elle a déménagé à côté de Necker il y a une dizaine d’années, ce qui lui permet aussi d’aller facilement au théâtre, qu’elle adore.
En février 2024, Christine Bodemer a pris la présidence de la Fondation René Touraine. Objectif : améliorer la formation au diagnostic, aux soins et à la recherche sur ces maladies, notamment avec des bourses de mobilité à l’étranger pour de jeunes chercheurs, cliniciens et soignants. Déstigmatiser les maladies pédiatriques de la peau, aussi. « Il y a un manque de considération pour ce qu’est le handicap peau, complètement sous-évalué, tant dans le système de soins qu’au niveau politique », insiste-t-elle.
« Elle aime les personnes »
C’est aussi dans le cadre de la fondation que la professeure Bodemer est en train de créer une plateforme d’échange internationale associant patients et professionnels. « Ce projet me tient terriblement à coeur. Le vécu et le fardeau du patient restent une priorité, y compris dans la recherche », dit cette clinicienne dans l’âme. Elle oeuvre même pour faciliter le parcours scolaire et social, souvent semé d’embûches, des petits malades. « Ces pathologies peuvent entraîner un isolement social des parents et de la fratrie, et générer une grande fatigue », justifie-t-elle. Depuis 2004 et presque tous les ans, l’équipe de Necker propose ainsi d’emmener les patients pour des week-ends de répit. Les soignants enlèvent la blouse, et la cheffe de service va encore plus loin. « Elle n’hésite pas à se déguiser en cow-boy ou en Monsieur Patate pour les spectacles », détaille Isabelle Corset.
« Elle aime beaucoup son travail, mais c’est plus que ça : elle aime les personnes, avec une vraie qualité d’écoute, des patients comme des collègues », salue Marie Guillou.
Christine Bodemer, qui a fait toute sa carrière de dermatologue à l’hôpital public, à Necker, est appréciée au-delà de sa spécialité. « C’est pour moi une collègue extrêmement complémentaire, un excellent médecin avec une connaissance étendue, y compris de la médecine interne », assure la rhumato-pédiatre Brigitte Bader-Meunier, cocoordinatrice du centre de référence du réseau des Rhumatismes inflammatoires et maladies auto-immunes systémiques rares de l’enfant (Raise) à l’hôpital Necker.
Comment fait-elle pour consacrer toute sa vie à son travail ? « Si je n’avais pas le pilier d’une vie heureuse, je serais nettement moins efficace », répond-elle simplement. Elle évoque son mari, le mathématicien Georges Skandalis, « un chercheur et un homme génial », qui « a su s’adapter au rythme de l’hôpital » ; parle avec fierté de ses deux enfants et de son petit-fils de bientôt 2 ans. La lecture est également pour elle une sorte de garde-fou, pour apaiser ses angoisses. Elle a d’ailleurs sur son bureau des poésies de Paul Eluard, se dit fascinée par le docteur Rieux, empreint d’humanité, du roman La Peste, de Camus… Elle n’a jamais oublié la phrase lue dans un livre au début de ses études médicales : « Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours.» Elle lui va comme un gant.
